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Entretien de Thomas Kent. Contrer la désinformation

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Thomas Kent, spécialiste des affaires russes et de la désinformation, explique comment le Kremlin déforme la réalité et donc la perception de son peuple. Il aborde également ce qui peut être fait pour promouvoir la vérité.

David Sallinen – Comment la propagande du Kremlin a-t-elle augmenté ces dernières années et ces derniers jours ?

Thomas Kent – La propagande a une longue histoire en Russie. Dès les premiers jours de l’Union soviétique, ses dirigeants ont compris que le pays ne pouvait pas survivre indéfiniment en tant que seule nation socialiste au monde ; il devait convaincre les populations des autres pays de renverser également le capitalisme. La propagande est un outil qu’elle a développé très tôt et auquel elle a consacré une grande attention. Au fur et à mesure du développement de nouveaux moyens de communication – radio, télévision, réseaux sociaux – la Russie n’a cessé de perfectionner ses activités d’information. Alors que dans les pays occidentaux, l’information est en grande partie l’affaire du secteur privé, en Union soviétique et dans la Russie de Poutine, elle a toujours été un élément stratégique de premier plan.

Avant l’invasion de l’Ukraine, la Russie a intensifié ses efforts pour convaincre le monde que l’Ukraine était une nation corrompue qui menaçait la Russie et n’avait aucune légitimité réelle en tant qu’État indépendant. À mon avis, ce n’était pas une campagne très réussie, car la plupart des étrangers connaissaient mal la région ou n’avaient pas envie d’écouter des conférences sur l’histoire ukrainienne. Après l’invasion, les faits sont devenus très simples : un pays grand et puissant a envahi un petit pays plus faible, sans provocation directe. La guerre de l’information russe n’a pas réussi à s’imposer face à ce discours très clair.

DS – Que pensent les Russes de cette invasion?

TK – La plupart des Russes obtiennent leurs informations de la télévision d’État. Elle affirme que l’invasion (terme qu’elle n’utilise jamais) se déroule bien et que la Russie n’attaque jamais de cibles civiles. De nombreux citoyens le croient ; il est naturel que les gens veuillent croire que leur armée réussit et qu’elle se comporte de manière morale. Cependant, des nouvelles de ce qui se passe réellement en Ukraine commencent à parvenir à la population, par le biais de parents dans l’armée, d’amis à l’étranger et parfois de membres de la famille en Ukraine.

DS – Quels risques courent les journalistes russes et occidentaux, basés en Russie, s’ils veulent faire leur travail ?

TK – En Russie, les journalistes russes et étrangers risquent jusqu’à 15 ans d’emprisonnement s’ils rapportent de « fausses nouvelles » sur les forces armées russes. Les « fausses nouvelles » peuvent être tout ce que le gouvernement considère comme faux. Les rares publications russes indépendantes ont fermé leurs portes ou ont cessé de rapporter tout ce qui pouvait leur causer des ennuis. De nombreux correspondants étrangers ont quitté le pays, craignant également cette nouvelle loi draconienne.

DS – Dans votre article « Comment atteindre les oreilles russes », vous expliquez pourquoi il est si important de pouvoir informer les citoyens russes et pas seulement certaines personnes au sein du Kremlin. Comment y parvenir face à la puissante propagande de Poutine ?

TK – La diffusion des informations en Russie rappelle aujourd’hui les efforts déployés par les pays occidentaux pour atteindre les citoyens soviétiques pendant la guerre froide. À l’époque, de nombreuses publications étrangères étaient interdites et les émissions de radio en provenance de l’Ouest étaient brouillées. Aujourd’hui, les voies d’accès à la Russie sont beaucoup plus nombreuses : réseaux sociaux, téléphone, fax, courrier électronique… Les autorités russes tentent frénétiquement de bloquer les informations extérieures sur la guerre, tant sur le web que sur les réseaux sociaux, mais il est extrêmement difficile de tout vérrouiller. En outre, de nombreux Russes ont grandi avec la ferme conviction qu’ils avaient droit à la liberté sur Internet. C’est une croyance difficile à changer. Cela ne peut se faire que par la coercition, qui est rarement efficace à long terme.

DS – La guerre de l’information est-elle entrée dans une nouvelle ère ou s’agit-il simplement de la continuité d’une réalité que de nombreux Occidentaux n’ont pas voulu voir ?

TK – La réalité de la guerre de l’information est là depuis longtemps. Au cours de la dernière décennie, les pays occidentaux sont devenus beaucoup plus conscients des opérations d’information russes et ont travaillé pour s’en défendre. Ils ont consacré beaucoup moins de temps à réfléchir à la manière de faire entrer des informations en Russie. Dans une certaine mesure, cela s’explique par le fait que les opinions publiques occidentales se méfient de la création par leurs gouvernements de toutes sortes d’agences de « propagande ». À mon avis, les meilleurs messages à destination de la Russie seront créés non pas par les gouvernements mais par les acteurs de la société civile – y compris les Russes vivant à l’étranger qui peuvent créer des messages très efficaces pour leurs compatriotes, restés au pays. Ils peuvent toutefois avoir besoin du soutien financier et technique des gouvernements et des fondations pour faire passer leurs messages.

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