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Jean-Marc de Jonghe : « Le produit dont je suis le plus fier est mon équipe »

« Construire un nouveau produit est coûteux et construire les mauvaises choses est encore plus coûteux ». Telle est la philosophie de travail de Jean-Marc de Jonghe, un adepte reconnu de l’approche « agile » de l’innovation.  Grâce à ses 35 ans d’expérience, au croisement de la technologie et des médias, Jean-Marc possède une vaste expérience des nouveaux modèles et des méthodologies numériques. Ce qui le place idéalement pour parler de solutions qui répondent réellement aux attentes des utilisateurs.  Après sa version tablette, le succès de La Presse sur mobile a prouvé qu’il est en effet possible d’attirer un nouveau public dans un marché de plus en plus compétitif. Pour ce faire, il faut une vision, une méthodologie agile et l’équipe agile qui l’accompagnent. Aujourd’hui, il nous explique comment.

Entretien avec Jean-Marc de Jonghe, Vice-président Stratégie et produits numériques à La Presse, Montréal, Canada.

David Sallinen – Je suis très heureux de vous accueillir dans le cadre de notre initiative New World Encounters, consacrée au développement de produits, en novembre prochain. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur votre parcours et sur vos activités dans le cadre de vos fonctions de Vice-président Stratégie et produits numériques à La Presse ?

Jean-Marc de Jonghe – Depuis 1985, je travaille dans les médias. Je suis à La Presse depuis 2003 et le Vice-président Stratégie et produits numériques depuis 2010. J’ai eu la chance de diriger la transformation numérique de La Presse depuis ses débuts jusqu’à la création de trois produits exceptionnels. Ces produits comprennent notre propre flux de travail éditorial qui a été reconstruit en interne, ainsi que notre nouvelle boutique d’applications mobiles. Et je dirige l’équipe au centre de cette création numérique.



DS – Qu’en est-il de la gestion de projet ? En quoi la gestion des produits est-elle différente pour les médias ?

JMJ – La gestion de produits est l’idée de créer des produits qui sont parfaits à la fois pour le marché et pour l’entreprise elle-même. Il s’agit donc vraiment d’être centré sur le client, d’accoucher d’un produit qui sera utilisé, apprécié, adapté aux besoins des utilisateurs et qui résoudra leurs problèmes. En retour, vous devez saisir de la valeur, parce que si vous ne capturez pas la valeur et vous vous contentez de jeter vos actifs ou votre contenu dans le marché, sans un modèle d’affaire qui vous rapporte de l’argent, vous serez bientôt en faillite. C’est le rôle d’un produit de comprendre ce que l’entreprise essaie de faire, quel est le modèle économique, essayer de saisir la valeur du marché et s’assurer que les utilisateurs seront satisfaits. Pourquoi est-ce différent pour les médias ? Parce que nous devons être très bons dans ce domaine. Lorsque vous créez des produits numériques, vous n’avez pas beaucoup d’occasions : vous devez être très efficaces et tester les choses en profondeur. Il faut remettre en question le modèle économique des journaux actuels. Nous devons commencer par réinventer la façon de saisir cette valeur. En se demandant, qu’essayons-nous de faire ? C’est donc très différent de ce que font tous ces géants qui capturent la valeur et la question de savoir comment se distinguer demeure. Il s’agit vraiment de savoir comment pénétrer ce marché, comment créer son propre espace et en tirer de la valeur.

DS – Maintenant, comment définissez-vous le terme « agile » ? Pourquoi « le mode agile » est-il si indispensable à l’évolution des médias ?

JMJ – Pour moi, Agile est un outil. Il est vraiment bon pour faire essentiellement deux choses. En premier lieu, vous pouvez utiliser Agile pour créer de la valeur et tester des idées à un rythme incrémental. Au lieu de construire quelque chose d’énorme, puis de le lancer et découvrir que les gens n’utiliseront que la moitié des fonctionnalités que vous aviez envisagées, vous pouvez utiliser Agile pour développer de la valeur par petits incréments, afin de tester efficacement les approches sans avoir à les construire toutes. C’est un état d’esprit de gestion des produits incrémentielle, essentiellement.

La deuxième étape de notre travail est beaucoup plus intéressante parce qu’elle consiste à comprendre que pour réussir, il faut quatre piliers. Vous devez envisager vos fonctionnalités ou vos idées en fonction de l’impact que vous voulez qu’elles aient. Cela vous oblige à vous demander ce que nous essayons de faire ? Pourquoi faisons-nous cela ? Quel sera le résultat ? Et les équipes peuvent ensuite inventer et tester des fonctionnalités pour voir si vous maintenez le bon cap. En somme, posez-vous d’abord une question clé : de quoi le client a-t-il besoin ? Ensuite, comment établir des priorités ? Et où se situe le parcours du client dans ce produit ?

La troisième étape consiste à mettre en place des équipes capables de s’organiser d’elles-mêmes et enfin une organisation qui soit en mesure d’apprendre. Il s’agit donc de redonner des responsabilités aux gens, de se rapprocher des clients, du produit, de l’interface entre les médias et le contenu et de l’expérience de lecture. Donc, Agile est un outil pour être efficaces, pour créer des produits qui seront utilisés, pour construire des produits mais aussi pour changer l’organisation, la façon de penser, la façon de créer le code et de développer son personnel.

DS – Excellent. Quelles sont les erreurs à éviter dans le développement de nouveaux produits ?

JMJ – Il y a beaucoup d’erreurs que l’on peut commettre en raison des nombreuses façons différentes de développer des produits. La plus grande erreur est souvent de ne pas tester avant de créer. Mon sentiment personnel est que c’est un défi plus difficile pour les médias. Les organisations de médias ont une force naturelle à créer rapidement du contenu de qualité et le publier, nous sommes très bons pour créer de la valeur très rapidement. Nous créons de la valeur par petites touches, nous créons des contenus et nous pouvons être très efficaces pour déverser dans le marché les choses que nous produisons. Si quelque chose a du succès, c’est génial ! Si quelque chose ne réussit pas, tant pis. Demain est un autre jour ! En ce qui concerne les produits numériques, ça ne peut pas être la même recette ; les produits numériques sont très chers à développer, et très coûteux ensuite à maintenir ou à faire évoluer. Avant de créer vos produits et fonctionnalités, vous devez devenir très bons dans la gestion de vos pipelines d’idées. Comprendre cela est la meilleure voie vers le succès. Quelles idées seront adaptées au marché ? Si vous êtes centré sur le client, certaines idées peuvent venir de vos utilisateurs et pas seulement de la salle de rédaction, par exemple. La grande erreur dont nous sommes coupables dans les médias est de gérer le développement de produits comme nous gérons le développement de l’information ou du contenu, alors que ce sont des mondes très différents. Bien sélectionner, tester les idées, c’est plus cher, au début cela semble lent, trop complexe mais lorsque vous comprenez pourquoi nous faisons cela, lorsque vous comprenez que le lancement d’un produit numérique implique d’allouer des ressources après être en ligne, qu’un produit numérique est vivant et qu’il devra évoluer, qu’un produit utilisé ça ne peut être géré comme du jetable. Quand vous comprenez toutes ces différences, vous comprenez que vous devez gérer le développement du produit très différemment de tous vos autres produits d’information.

DS – J’adore la phrase « construire un nouveau produit coûte cher et construire les mauvaises choses coûte encore plus cher ». Alors comment faites-vous pour vous assurer que vous fournissez des solutions rapidement et économiquement ?

JMJ – Oui, c’est le secret. Je dirais que ce n’est pas l’intuition qui fait un très bon produit – ce sont des développeurs — qui comprennent bien le contexte et les objectifs — qui développent de grands produits. Donc, si vous avez un système qui peut prendre toutes vos idées, les valider, les tester et les monter en confiance, vous réussirez. Il y a un élément de « fake it till you make it » (fais semblant jusqu’à ce que tu y arrives). En fait, vous avez un produit, une idée, de nouvelles fonctionnalités mais vous ne commencez pas à écrire le code tout de suite. Vous commencez par une évaluation approfondie des besoins du marché : que veulent vraiment les clients ? Pourquoi pensons-nous que ce sera bien et, surtout, de quels indicateurs clés de performance disposons-nous pour juger du succès ? Quelle est exactement la valeur que nous apportons ? Et comment capturerons-nous de la valeur?

Il y a beaucoup de travail à faire pour comprendre les objectifs des parties prenantes avant de commencer à construire un produit. Cela signifie beaucoup de recherches auprès des utilisateurs, de recherches sur le terrain, d’analyses de données. Il faut effectuer des tests ; nous effectuons de petits tests, des tests de convivialité, afin de montrer des choses aux utilisateurs sans avoir à développer le moindre code. En fait, voyez-le comme une course de chevaux où tous vos chevaux sont vos différentes idées pour le produit et vous avez un moyen de tester ces idées et de dire : « Celle-ci, celle-là, en ce moment, ont la meilleure chance de succès parce qu’appuyer par des tests dans le marché ».  Vous procédez à toutes ces évaluations, à l’établissement des faits et aux tests, y compris ce que nous appelons  test spatial, en utilisant la salle de rédaction comme utilisateurs, comme moyen de test avant le lancement. Il s’agit de tester mais aussi d’avoir le courage d’abandonner quelque chose lorsque cela ne fonctionne pas bien.

DS – Excellent. Quels sont les projets que vous avez développés et dont vous êtes le plus fier ?

JMJ – Oh, quelle excellente question. Tout d’abord, je suis très fier de l’app La Presse+ sur tablettes parce que c’est un produit très innovateur. Encore aujourd’hui, huit ans après son lancement, c’est toujours un produit remarquable. Je suis aussi très fier de notre App Mobile qui a un succès fou dans notre marché. Mais aussi étrange que cela puisse paraître, je pense que le produit dont je suis le plus fier est l’équipe derrière ces produits innovateurs, l’organisation elle-même, la machine qui construit la machine. Quand vous construisez un excellent produit, c’est incroyable mais quand vous en construisez deux, il y a quelque chose qui relève de la magie. Quelqu’un a dit un jour : « Une fois signifie que vous avez de la chance, deux fois signifie que vous êtes bon ». Je dirais donc que l’héritage dont je serai le plus fier lorsque je quitterai La Presse est l’équipe de produits, l’équipe numérique et la façon dont nous travaillons tous ensemble.

DS – Qui ou quoi vous a le plus aidé à devenir un innovateur ?

JMJ – Ce qui m’a le plus aidé à innover, c’est la curiosité et le fait d’apprendre que mon rôle d’innovateur était très différent de celui d’un opérateur. Avant 2003, date à laquelle je suis arrivé à La Presse, j’étais en charge des opérations jusqu’à l’impression. Quand j’ai commencé mon rôle dans la stratégie numérique, c’était pour répondre à de nouveaux problèmes et inventer l’avenir. J’ai dû inventer de nouveaux produits et appris quelque chose de très important : mon rôle n’était pas d’avoir les réponses. Mon rôle consistait à poser les bonnes questions. Mon équipe, elle, trouverait les réponses. Au début c’était très inconfortable, car mon expérience me faisait penser que mon rôle était d’avoir toutes les réponses. Ce qui m’a le plus aidé est de comprendre ce changement de paradigme dans mon rôle et la nécessité de constituer et mobiliser des équipes pour trouver les réponses.

DS – Comment envisagez-vous l’avenir des médias ?

JMJ – C’est une question difficile. Je pense qu’il y a une lumière au bout du tunnel. Je pense que les médias qui sont encore en activité aujourd’hui auront l’humilité de comprendre qu’ils doivent changer et qu’ils vont changer. Nous comprenons maintenant beaucoup mieux comment construire un produit exceptionnel par des méthodes et des processus très accessibles aux médias d’aujourd’hui.  Je pense aussi que le marché est plus clair maintenant et que les lecteurs et les clients comprennent, plus que jamais, que les faits et les informations de qualité sont vraiment importants. Ce que les médias peuvent faire, c’est non seulement créer de bons contenus mais aussi aider les gens à les trouver en les rejoignant dans leurs contextes et leurs nouveaux rituels. Les gens ont toujours une grande confiance dans une bonne marque médiatique. Si vous parvenez à transformer votre média en une marque de média numérique et si vous parvenez à constituer une équipe capable de comprendre comment créer ces produits exceptionnels – et vous n’avez pas besoin d’un grand nombre de ces produits -, le succès peut-être très grand. Nous vivons une croissance de la publicité numérique, nous avons accès au plus grand lectorat de notre histoire, chacun de nos lecteurs a une petite “liseuse numérique” sur lui en permanence, nous avons une croissance de l’adhésion ou des abonnements numériques. Si vous comprenez que vous devez faire de votre marque une marque numérique, si vous assemblez des équipes auto-organisées, le tout dans une organisation agile et apprenante, alors vous créerez de bons produits numériques centrés sur les besoins de vos clients et du marché : le succès sera au rendez-vous et vous serez encore là dans 20 ans.